Claude Fernandez
poète épique



LE RÊVE GREC DE MARIE-THÉRÈSE JOLY


Depuis le treccento jusqu'au 21e siècle, d'Alde Manuce à Martin Heidegger, en passant par Du Bellay, Goethe, Louis Ménard, Lecomte de Lisle, Banville... la civilisation européenne n'a cessé de décliner la culture grecque selon une suite inépuisable de paradigmes, qu'il s'agisse de poésie, d'architecture, de philosophie, de peinture - comme si l'hellénisme avait définitivement scellé la notion d'humanisme, imprégné irréversiblement notre civilisation. On pourrait dire que la peinture de MT Joly constitue l'apothéose de ce perpétuel Rinascimento. Sans doute son art en représente-t-il une des manifestations les plus intégrales en même temps qu'une des plus transfigurées. La lumière apollinienne resplendit au zénith de cette peinture, une peinture miraculeusement délivrée de tout normalisme, de tout formalisme ou de toute référence complaisante à l'Antiquité. Car l'hellénisme se trouve bien au coeur de la pensée exprimée par MT Joly. Elle en est l'illustration, l'affirmation. Elle en est la glorification, l'apologie, le triomphe, elle en représente l'adhésion, aussi pleine que naturelle, aussi authentique que pure. C'est la manifestation d'un tempérament tourné vers la grécité, une tendance presque génétique.

L'originalité de son esthétique ne peut être niée, même si l'on trouve chez elle une expansion du dessin qui pourrait rappeler - vaguement - celle d'un Buffet ou encore les enchevêtrements et le dendritisme d'un Carzou. Le trait de Marie-Thérèse Joly fouille les sujets, les approfondit sans les surcharger, déployant une imagination jamais épuisée, absolument admirable dans les meilleures compositions. Nulle architrave ne ressemble à une autre, nul pilastre ne se confond avec un autre, nul chapiteau ne possède son double, et les multiples Ulysse, Io Pénélope, Hercule, Zeus... ne sont jamais superposables. Les tons pastels de la gouache qu'affectionne MT Joly prêtent une élégance et une discrétion remarquable à ses dessins à l'encre. Même si ses oeuvres ne sont pas toutes réussies - certaines trahissant parfois un trait mal discipliné, un peu trop divaguant qui ne s'accorde pas toujours avec la rigueur de la représentation monumentale, elle atteint dans certaines compositions une émotion et plénitude rares. Une oeuvre de MT Joly représente invariablement un paysage architectural dans lequel tout élément naturel se trouve annihilé, néantisé. Seuls, au fond, la mer, les cieux confrontent leur deux infinitudes. Selon un ordre défiant toute rationalité s'élèvent partout temples, propylées, tholos, cippes, édicules, surgis de nulle part, édifices que seuls habitent les dieux, les héros, les êtres divins mi-homme, mi-bête. Tout se trouve absorbé par ces excroissances, ces protubérances, ces expansions sculpturales envahissantes. Les personnages merveilleux, poissons, chiens, taureaux... eux-mêmes se décomposent en linteaux, rinceaux, tambours, colonnes, moulurations, triglyphes... C'est simultanément une déconstruction et une reconstruction du Réel que réalise MT Joly, au sens propre du terme, une synthèse organo-minérale, comparable, dans un autre mode, à celle d'un Gaudi. Nul rapport avec les ruines trop familières de Panini que profanent des bourgeois en promenade, ni aucune ressemblance non plus avec les ruines romantiques, prétextes à une méditation indéfinie plutôt qu'à une introduction véritable au monde antique. Architectures oniriques, étranges, et parmi elles, il en est une qui hante particulièrement notre inconscient: le Labyrinthe, image de toutes les complexités de notre psychisme, image de la Vie, de la Mort, du cheminement obscur où se perd notre pensée, image de nos errances, de nos échecs, de nos espoirs. Le Labyrinthe, insondable, obsédant, à l'instar de ces murs qui masquent volontairement notre vue dans les toiles métaphysiques de De Chirico. Si l'Olympe existait, nous dit Alberto Savinio, il serait totalement silencieux. Sans doute pourrait-on ajouter que tout y serait parfaitement immobile. C'est ce même silence, cette même immobilité qui habitent les peintures de MT Joly. Un monde statique, figé que nul mouvement ne saurait détruire, que nul son ne saurait troubler, un reflet de l'éternité. Tel est l'essence même de l'architecture - l'art pérenne par excellence - qui souligne le hiératisme des figures divines.

La peinteresse rehausse, grandit, dramatise les mythes qui sont souvent anecdotisés, désubstancialisés par le discours impuissant et désacralisateur du conte. Elle réenchante l'univers divin dévalué ou dénaturé trop souvent par plusieurs siècles de fantaisies mythologiques aimables. Elle restitue leur solennité aux événements fondateurs, créant sous nos yeux une théogonie sans cesse recommencée, une théophanie antique perpétuelle. Les sanctuaires qu'elle dessine semblent entourés d'un téménos invisible. Avec elle, le mythe atteint une dimension qui le place hors du Temps, hors de l'univers tangible. Nous revivons l'époque unique où se côtoyaient les héros, les dieux, les Titans et les hommes, l'Enfance du Monde, inaccessible pour nos esprits contemporains étroits. Ainsi, Les visages sont les masques d'une tragédie eschylienne. Le dessin de l'artiste brouille la pensée pour atteindre l'impénétrable, l'inextricable, l'inexplicable. Les figures apparaissent comme dans un songe, endormies en un sommeil effrayant, comme terrassées par le pathétisme dramatique du mythe qu'elles incarnent à jamais. Les mêmes scènes défilent inlassablement devant nos yeux avec une insistance, une fixité fascinantes: Ulysse et Pénélope, Ulysse et la Mer des Poissons, Ariane, Ariane et le Minotaure, Oedipe et le Sphinx, Phaéton, Orphée, Argos, Io, Io et Mercure. Io, Argos et Mercure, Ulysse, Ulysse, Pénélope, Pénélope. Et au centre de tous, la figure omniprésente, fascinante - celle-là même qui avait envoûté Picasso dans sa célèbre série de la minotauromachie, le Minotaure, la figure énigmatique par excellence, le Minotaure, symbole érotico-maléfique, érotico-mystique, le Minotaure, symbole de la brutalité primitive et de la puissance virile, le Minotaure, figure ambivalente, catalysant nos pulsions, nos phantasmes les plus profonds, nos désirs, nos frayeurs, le Minotaure, image du dualisme fondamental de l'Existence. La peinture de MT Joly est tout entière habitée par le Mystère: le mystère insaisissable, irréductible, le Mystère insondable, insoluble. C'est le mythe réinventé qui s'échappe à lui-même, exprime l'inconscient intemporel, universel, ineffable, indéfini, le mythe qui tire sa puissance de son ambiguïté. Connaîtrons-nous jamais le songe d'Ulysse endormi?